La tentation du photomontage

[Cet article a été publié pour la première fois en juin 2012 dans le blog du journal « Le Monde »]

 

 

Un photographe de rue s'interdit toute intervention sur une image autre que quelques corrections tonales et chromatiques et la conversion en noir et blanc. Henri Cartier-Bresson interdisait tout recadrage, mais le bien-fondé de cette contrainte est très controversé. Le photomontage est totalement proscrit puisqu'il s'agit tout simplement d'une falsification de la réalité.

À Berlin, la rétrospective « Topographie de la terreur » se trouve sous le mur qui séparait Berlin-Ouest, le côté où je me trouvais, de Berlin-Est. Une rue, la Wilhelmstraße, longe le mur. De l'autre côté se trouve l'austère immeuble du ministère des Finances, et l’un des innombrables ours en résine acrylique peinte, emblématiques de la capitale allemande.

 

 

La rétrospective « Topographie de la terreur », au pied du mur de Berlin. À l’arrière-plan, le ministère des Finances.

 

J'avais repéré un trou dans le mur, dans lequel l'armature du béton armé formait comme les barreaux d'une prison. Mon idée était de déclencher au moment où quelqu'un serait visible à travers cet orifice. Le symbolisme serait lourd mais évident.

 

 

 

Les quelques photos que je pris n'étaient guère concluantes : quelques vélos dont on ne voyait pas grand-chose... Mais pas de piétons. Je patiente, l'œil au viseur. Il finira bien par se passer quelque chose...

 

 

Un jeune homme arriva par la droite. M'aperçut-il en train de viser longuement vers le trou dans le mur ?

 

 

Il ne cessa de regarder le trou, passa devant et le dépassa, toujours sans le quitter des yeux.

 

Peut-être pensait-t-il que j'attendais un événement particulier... Ou alors, il était lui-même photographe et s’interrogeait sur ce que cet endroit particulier du mur pouvait représenter pour moi…

 

 

Quelques secondes plus tard, la personne que j'attendais passa enfin de l'autre côté du mur. C'était une jeune fille.

 

J'aurai bien aimé que le jeune homme qui était passé juste auparavant se soit trouvé en bonne place pour être photographié en même temps que la jeune fille, mais il se trouve que le hasard n'en voulu pas ainsi. La photo de rue repose énormément sur la coïncidence fortuite, sur la rencontre inopinée, bref, sur la chance. Mais elle n'est pas toujours au rendez-vous. C'est la règle du jeu, il faut faire avec. Tous les photographes le savent.

 

Mais lors du classement des photos avec Lightroom, ces deux images s'imposèrent de nouveau. Le regard du jeune homme vers le trou vide, puis le passage de la jeune fille quelques secondes plus tard, je les perçus comme une erreur chronologique, une aberration spatio-temporelle.

L'angle de prise de vue est en effet le même, la lumière n'a pas changé, le cadrage non plus. La tentation fut forte de monter les deux vues dans Photoshop. En raison de la texture aléatoire du béton, aucun raccord ne serait visible. La manipulation serait indiscernable. J'ouvris la photo du jeune homme et celle de la jeune fille, et en moins de deux minutes, en fusionnant les calques, le photomontage fut terminé.

 

Photo 1

 

Photo 2

 

Le montage final

 

Le jeune homme semble maintenant regarder la jeune fille de l'autre côté du mur, derrière les barreaux, ce qui ouvre la voie à quantité d’interprétations.

Cette rencontre aurait pu exister, c'était l'affaire de quelques instants. la photo est crédible puisque le regard du jeune homme se porte exactement sur la jeune fille. Mais cette fortuite et fugitive rencontre n'a jamais eu lieu.

Une situation identique s’est peut-être produite dans le passé. Ou alors, elle se produira dans le futur. Il passe tellement de monde en ce lieu que ces deux cas de figure sont envisageables. Mais le fait est qu’elle ne s'est pas produite devant l'objectif au moment où je visitais Berlin. Ce n'est plus une photo de rue, même si elle en a toutes les apparences. C'est une possibilité de photo fabriquée de toute pièce, une photo contrevenant à l'éthique de la photographie de rue. Mais c’est quand même une bien belle photo...

 

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